Mr. Sandmann [terminé]

❧ Histoire

Ah, il vient de loin, le Marchand de Sable, de bien loin. De tellement loin que lui-même ne s’en rappelle plus, sa vie n’est faite que de “il paraît” plutôt que de “il apparaît”. Le Marchand de Sable, c’est une légende qui vient du fond des âges, paraît-il que d’un temps, il était un dieu dans un pays de sable et de désert. Dieu du sommeil ou dieu des songes, qu’importe dans le fond car désormais tout ça est loin, bien loin. Tellement loin que lui-même ne s’en rappelle plus.

Ole, on dit qu’il est né sans père, d’une mère seule à laquelle parfois il pense en regardant la nuit. Son visage et sa voix restent flous dans son esprit, flous et lointains. Ole, il a fini par doucement migrer vers le nord, abandonnant la chaleur du désert pour le froid des pays de l’Europe de l’Est. Il fût bel et bien un marchand, échangeant du sable contre une nuit à l’auberge, le sable utile pour lustrer les parquets étant alors un bien rare et recherché. Ole, il fût avant tout une simple expression, expression qui doucement a pris corps ailleurs que dans l’esprit des pauvres gens. Avoir du sable dans les yeux, c’était lui qui déjà venait dans vos chaumières pour endormir vos êtres et vous envoyer les rêves, sourire mutin sur les traits et lueurs coquines dans les yeux.

Ole, à cette époque n’était qu’une idée sans nom, une être impalpable qui doucement s’est constitué alors que les années avançaient lentement dans le monde des Hommes. C’est alors que les Lumières s’allument sur eux que Ole commence à exister autrement que dans les légendes que l’on se conte par la parole.

Oh, Ole n’a pas toujours été ce personnage bon-enfant et sympathique tel que l’on l’a représenté dans les années à venir. Non, il fût également figure de frayeur et de cauchemars pour les plus jeunes, terrorisant leurs nuits et effrayant leurs rêves. On dit de lui qu’il arrachait les yeux des malheureux qui ne voulaient pas dormir, pour les donner en pâtures aux créatures de la nuit. Il fût celui qui doucement vous menait sur le chemin de la folie, volant vos rêves et allumant vos cauchemars si jamais vous n’entriez pas dans ses bonnes grâces. Ah, à cette époque, Ole était un personnage puissant, craint et respecté, il était celui dont les pas terrifient lorsqu’ils résonnent dans la nuit, lorsqu’ils grincent sur vos parquets pourris.

Ole alors, est passé du dieu à la légende, de la légende au conte pour enfant. Il fût représenté de bien des manières, grand bonhomme grincheux au nez courbé rappelant les croissants de la lune, elfe au chapeau pointu affublé d’un parapluie. C’est cette forme étrange qui lui a donné son nom alors que fût enfin mis par écrit une partie de sa longue vie.


C’est lorsque les volets claquent qu’enfin il apparaît, lorsque le soleil plonge sous l’horizon, lorsque la nuit s’assombrit enfin. Tu ne l’entends presque jamais venir, bien que tu gardes aux aguets ton ouïe et ton regard. Ah, il y a une légère appréhension dans le fond de ton ventre, quelque chose d’impalpable qui se comprime alors que tous les sons de la maisonnée s’étouffent dans l'obscurité.

La fenêtre claque, le volet s’ouvre et un courant d’air aussi léger que soudain passe dans la chambre. Oh, tu te redresses lentement comme si tu attendais sa venue, après tout il vient tous les jours, il vient tous les soirs. Et durant un moment, vous vous fixez tous les deux, droit le regard dans celui de l’autre. Le temps flotte légèrement, avant qu’un large sourire ne prenne place sur les traits du visiteur du soir.

- Tu ne dors pas ? te demande-t-il, soufflant du bout des lèvres une buée épaisse, relique de l’extérieur où le froid mord un peu trop à cette période de l’année.
- Tu n’es pas censé être là.

Une moue déçue s’étire sur ses traits.

Le constat est répété, une fois encore comme toutes les nuits. Et toutes les nuits, il semblerait que cette étrange apparition ne s’en préoccupe pas le moins du monde. Ah, tes parents ont eu vent voilà quelques semaines, du petit jeu qui s’était installé entre lui et toi. Il vient là tous les soirs, te tenir compagnie et te conter des histoires, t’aider à tenir par sa simple présence dans cette maladie qui doucement te bouffe le corps et l’esprit. Oh, tu t’étais demandé, les premiers jours seulement, s’il n’était pas une figure de ton imaginaire perturbé par la fatigue, hallucination de ces heures où le sommeil et l’éveil se superposent.

- Tu comptes obéir à tes parents pour le reste de tes jours ? ajoute-t-il, ses yeux brillants dans la nuit.
- Je ne le fais déjà pas, argues-tu d’un ton décidé.
- Ah oui, sinon tu m’aurais mis dehors depuis bien longtemps maintenant...

Et le voilà qui descend, agilement, de l’endroit où il était alors perché, pour venir tranquillement se poser à tes côtés. Il scrute un instant seulement ton visage émacié, rongé par la fatigue de cette maladie qui l'affaiblit à mesure que passent les années.

- Connais-tu l’histoire de l’œuf et de la poule ?

Tu secoues la tête, une fois de droite à gauche. Il se dit qu’il connaît toutes les histoires qui existent, et encore jamais malgré toutes ses visites, il n’en a conté deux semblables.

Et c’est ainsi que tous les soirs recommence cette comédie.


Il est dit que dans sa longue vie, Ole n’a aimé qu’un seul être. Gamin plus si gamin, fragile par nature et condamné à rester alité toute la journée durant, il vivait alors à travers ses contes et ses histoires. Il est dit que Ole était un conteur hors-pair, enseignement hérité de sa mère qui déjà n’existait plus que dans les tréfonds de sa mémoire fuyante. Hjalmar, car c’est ainsi qu’il s’appelait, il était amoché par la vie, qui lui aura pris sans donner en retour, si ce n’est une maladie du cœur et des poumons qui l’aura alors fauché à l’aube de sa vingtaine à peine entamée.

Cette histoire, elle fut contée au crépuscule d’un siècle empli de projets, à une époque où les progrès fusaient et allaient de paire avec une industrie balbutiante et naissance. A une époque où l’on finit par l’oublier, sa vie sombrant alors que montait ce drôle de rationalisme.

Ole, c’est à cette époque qu’il reprit alors ses traits de dieu, dieu mutin et gamin, c’est du moins ce que l’on dit dans le bouquin. Ah et si sa mère lui est et restera pour toujours inconnue, il fût un autre qui vint combler ce creux familial installé dans son esprit. C’est à cette époque qu’on lui (re)donna un frère, un jumeau parfait et identique au point de partager leur prénom et nom de famille. Et si Ole fût le Sommeil, ce frère mystérieux fût la Mort qui guette son heure, celle que l’on accueille avec grâce et bienveillance…


- Ah, tu verras, te clame-t-il haut et fort. Tu verras, il n’existe pas d’être plus merveilleux que mon frère jumeau. La Mort, il ne faut pas la craindre, elle vient t'accueillir sur ces chevaux lancés au grand galop, et si tu fus un être bon, tu auras le droit à une place à ses côtés. Oh, il ne faut pas lui en vouloir, mais il ne connaît que deux histoires. L’une d’elle est si terrible qu’elle te ferait regretter d’être parti avec lui. Mais la seconde est si merveilleuse que tu ne pourras plus être rassasié des autres contes.

Il aborde un sourire tranquille lorsqu’il parle de son jumeau, sourire qui doucement s’efface alors qu’il tourne vers toi un regard ailleurs. Durant un instant, il observe tes prunelles brunes et tes mèches blondes, qu’il décale alors de l’avant de tes yeux.

- Je n’ai pas peur, annonces-tu d’une voix tranquille. Je l’ai attendu tant d’années… Tu as peur ?
-  Non, ment-il alors.

C’est ainsi que fût scellé votre destin, d’un regard commun plongé l’un dans l’autre, des mots et des histoires, profitant ainsi de cette dernière soirée que vous aurez à vivre.


Ole alors tomba peu à peu dans l’oubli des êtres humains. Parfois il resurgissait du fond des mémoires, devenu plus un racontare qu’une véritable légende. Son existence se perdit au fil des ans, son histoire s’oublia lentement. C’est sous une forme ou une autre qu’il revenait, sans autre nom ou sans autre conte, juste bon à endormir les enfants. De ses merveilleuses facultés il ne restait plus rien, ces histoires qu’il pouvait conter n’existaient alors plus que dans les anciens textes.

La dernière personne à qui il n’eut jamais conté, ce fut Hjalmar.
La dernière personne qu’il retint dans sa mémoire.

Ole, il prit bien d’autres noms selon les cultures. Il fût tantôt Le Bonhomme Sept-heures qui avec son sable aveugle les enfants qui ne souhaitent dormir. Il fût également Joãs Pestana, être invisible que personne jamais ne voit car c’est lorsque vos yeux se ferment qu’il rentre dans vos pièces. Ole, il resta tout de même dans le fond des esprits, plus outil que légende, plus moyen que mythe.

Ole alors, il finit par sombrer, en même temps que la mémoire des Hommes finit par s’envoler. C’est là qu’il a connu le vide et le noir, un temps infini ou infiniment court, où les pensées et les mots n’existaient plus. Oublié plus que mort, c’est ainsi le sort réservé à ces mythes et ces légendes qui plongent dans le fond des âges et des mémoires. Ole, il ignore ainsi le temps qu’il a passé ici, dans cet étrange espace hors des ères et des années qui avancent et se perdent à leur tour. Jusqu’à ce réveil, soudain et piquant, dans un froid mordant lui rappelant alors ces contrées qu’il avait le plus souvent arpentées.


- Est-ce que vous vous rappelez de quoi que ce soit ?
- Hvad kan det gøre ved dig ?

Un soupir s’échappe de tes lèvres. L’homme en face de toi ne semble ni agressif, ni dangereux, mais juste arrogant et excessivement perdu. Ah, il regarde encore une fois, rapidement autour de lui, les vitres et les lumières qui les traversent, les quelques reflets de sa personne qui apparaissent alors dans les carreaux sous cette lumière couchante. Ça semble encore le surprendre, après tout jamais encore il n’avait eu de corps stable et pérenne.

Et depuis son arrivée, il se contente de parler, dans cette langue que l’on ne comprend pas - la sienne, probablement.

- Je sais que vous me comprenez, lui souffles-tu, et doucement il se retourne vers toi, les yeux plissés et le visage fermé. Quel est votre nom ?
- … Ole Lukøje.

Peut-être enfin, quelque chose qui ressemble à un prénom. Tu le notes, consciencieux dans ton travail alors que l’attention de ton visiteur se détourne de nouveau. Et soudainement, il y a une drôle de certitude dans le fond de ton esprit : celui-ci va être difficile.


Ole alors, eut bien des peines à s’habituer à ce nouvel environnement, cette nouvelle vie. Corps pérenne et pensées stables, une vie non-plus dictée par des contes et des écrits, un libre-arbitre nouveau et salutaire. La notion de monnaie fût pour lui la plus difficile à assimiler, la notion de pudeur également, et celle de propriété privée. Il lui fallut des mois, plus d’une année même pour qu’on le juge apte à la société, mais encore maintenant il garde une rancœur sourde envers ceux qui l’on alors crée puis détruit, qui l’ont condamné à cette errance folle, qui ont tué le seul être qui à ses yeux n’avait jamais compté.

Ole alors, eut bien des peines à vivre cette nouvelle vie. Les premières années furent alors rythmées par cet espoir insensé, car il eut vent, bien rapidement, du retour des êtres autrefois décédés. Alors il attendit, attendit mais personne ne vint à lui.

La suite fût on ne peut plus classique. Argent, travail, il a bien fallu s’habituer à toutes ces fantaisies sorties tout droit du crâne des êtres humains. De serveur à barman, puis de barman à mixologue, il devint en quelques années l’un des plus populaires de la ville - et il n’est pas peu fier de vous rappeler à ses heures perdues. Bien vite, lorsqu’il se rendit compte que ses merveilleuses capacités n’avaient pas toutes été enlevées par cette étrange réincarnation, il fit de son mieux pour les exploiter. De collecte en petits vols, qu’il vienne d’ici ou de plus loin, c’est dans des bocaux qu’il garde cette drôle de lubie, du sable conservé précieusement dans cet appartement qui depuis peu est le sien. Un appartement vide, qu’il eût bien vite l’idée de remplir d’un petit animal perdu, une chienne molossoïde nommée Sandy.

Et bien qu’il eut tenté de l’étouffer dans le fond de sa poitrine, ce drôle d’espoir pourtant reste, celui d’un jour voir revenir le seul qu’il n’ait jamais aimé. Alors, pour ne pas l’oublier, parfois il gribouille son visage sur un bout de papier.